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Exercice de gratitude : Gloire aux professeurs (3/3). M. Zaid, la classe et la philosophie

Nous commençons très rapidement à accuser tous ceux qui nous ont fait du mal lorsque nous sommes en train de tomber, nous identifions très vite celui-ci qui nous a bousculé et celui-là qui nous a secoué, et quand nous sommes à terre, nous les détestons et nous nous disons : « rien de cela ne serait arrivé s’ils n’avaient pas été là ». Mais lorsque nous sommes en train de progresser, lorsque nous sommes en train de conquérir du terrain intérieur, lorsque nous sommes en train de grandir et d’être plus capable de se construire vers ce qui est meilleur pour nous, lorsque nous sommes enfin à peu près solide et que nous nous voyons continuer à marcher avec fermeté vers le meilleur, nous n’attribuons cette réussite qu’à nous-mêmes, et nous croyons que ce n’aurait pas été possible autrement que grâce à notre seule volonté. Cette croyance vient du fait qu’il est vrai que personne ne peut nous forcer à changer et qu’il n’y a que nous-mêmes qui pouvons fournir l’effort pour y arriver, pour pouvoir avancer. Cependant nous oublions tous ceux qui ont été là pour nous éveiller à notre marche, pour nous encourager sur notre chemin, pour éclairer des voies que nous n’aurions pas pu apercevoir seuls. Quand nous sommes dans une situation où beaucoup d’aspects de notre vie fonctionnent à peu près comme nous le voulons, nous oublions de dire de ces gens-là aussi : « rien de cela ne serait arrivé s’ils n’avaient pas été là. »

Je voudrais pour ma part évoquer quelques-unes des personnes qui ont été importantes pour ma construction. Ce sont trois de mes professeurs que je n’oublierai jamais, et dont le souvenir me revient toujours avec bonheur.

Si vous avez manqué la première partie sur M. Zidanie, la littérature et la tolérance, vous pouvez la trouvez ici:

Et pour la deuxième partie sur M. Maâ, les mathématiques et les encouragements, la voici:

Troisième et dernière partie : M. Zaid, la classe et la philosophie

En deuxième année de CPGE (classes préparatoires aux grandes écoles) scientifiques au lycée Mohammed-V de Casablanca, en plus des dizaines d’heures de mathématiques et de physique, nous avions également deux heures par semaine dédiées à un cours de français-philosophie. Chaque année on donnait un nouveau thème et trois œuvres qui accompagnaient ce thème, et le but était d’écrire une dissertation sur le sujet pendant les concours d’accès aux grandes écoles d’ingénieurs. Le thème de la deuxième année de prépa était « les énigmes du moi », un de ces sujets suffisamment complexes et suffisamment indéfinis pour que le candidat puisse écrire ce qu’il jugeait bon, et que le correcteur pouvait facilement juger mauvais.

Les deux heures de français-philosophie de notre classe étaient données par M. Zaid, un professeur qui me fascinait. Il était une de ces personnes cultivées qui connaissaient tellement bien la philosophie qu’elles pouvaient parler durant toute la séance sans interruption. Ses monologues étaient des performances théâtrales, il y avait des citations au milieu d’un commentaire d’une citation. Il pouvait entrer dans les détails de la philosophie de Nietzsche, de Pascal et de Hannah Arendt alors qu’ils n’étaient même pas dans le programme. Et moi bien sûr je buvais tous ces mots. Je ne comprenais pas tout, surtout quand il invoquait Hegel ou Heidegger, mais à chaque fois qu’il évoquait un sujet qui m’intéressait, sur l’éthique par exemple ou sur les mœurs, j’étais tout ouïe et j’étais d’accord avec ses opinions qui n’étaient pas traditionnelles pour un marocain, et qui passaient pour hérétiques parmi la grande majorité de la population de la classe. Il y avait parfois des débats houleux durant les cours, et je me sentais un peu comme sur un champ de bataille j’étais avec mon professeur en train de défendre notre position contre le reste du monde.

À la fin de la séance, pendant la pause entre deux cours, il se mettait devant la salle des professeurs et sortait une cigarette qu’il fumait comme dans les films. Il était toujours bien habillé, avec sa belle écharpe en hiver, il avait toujours la classe. Il m’impressionnait, et moi qui aimait la culture mais qui n’y connaissait rien en philosophie, je commençais à me passionner pour cette discipline, parce que je voulais être aussi intéressant que lui. Je lui ai demandé ce qu’il fallait que je lise pour que je me mette à la philosophie. Je pensais par exemple à Kant et sa « Critique de la raison pure », ou à « L’Être et le Néant » de Sartre, mais il m’a dit plutôt d’acheter le « Petit traité des grandes vertus » d’André Comte-Sponville, ce qui était une très sage et intelligente recommandation de sa part. Il m’avait aussi offert sa copie du petit livre d’Alexandre Jollien « Le métier d’homme », que j’avais lu de suite, mais qui n’a résonné en moi que plusieurs années plus tard.

Après ma prépa, quand j’ai intégré une école d’ingénieur, je me suis mis à m’intéresser sérieusement à la philosophie, j’ai essayé de lire tous les grands livres depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui, même les livres les plus incompréhensibles. J’ai surtout cherché à être intéressant, et à savoir le plus de choses possibles pour pouvoir impressionner les incultes, mais ce n’est que quelques années plus tard, quand la vie était devenue beaucoup moins évidente, et plus dure à supporter, que j’ai trouvé en la philosophie ce dont j’avais besoin pour m’en sortir et mieux vivre. Je ne me serais jamais tournée vers elle si mon professeur ne m’avait pas orienté vers tous les sujets fascinants qu’elle abordait, et tout ce que je pouvais en apprendre. Si je ne m’étais pas intéressé à la philosophie grâce à lui, je ne me serais peut-être jamais retrouvé à lire Pierre Hadot et à trouver les réponses qu’il fallait à mes questions urgentes. Je n’aurais pas trouvé Sénèque et tous les autres qui me sont aujourd’hui indispensables et sont mes compagnons quotidiens pour la vie.

Pour finir

Dans le hasard d’un parcours, nous rencontrons parfois ces gens qui sont comme des repères durant notre marche chaotique. Nous ne les attendons pas, nous ne les connaissons pas, nous aurions bien pu vivre toute notre vie sans les croiser, ils ne se trouvent pas sur terre spécifiquement pour nous, mais nous les avons croisés, et ils ont été là pour nous finalement. Ce ne sont ni des anges ni des bienfaiteurs, ce sont des hommes comme nous, mais au lieu de ralentir et de dénigrer, ils préfèrent pousser et porter. Quand nous avons eu quelques victoires dans la vie, nous voudrions bien croire que nous y sommes arrivé tout seuls, car nous voulons croire que dans l’avenir si quelque chose tourne mal, nous pouvons compter sur nous-même pour triompher de nouveau au milieu du chaos. Mais la personne qui a réussi à se sortir de la forêt dense et obscure, qui a réussi à se relever, est devenue ce qu’elle est aussi grâce à ces repères croisés durant son parcours. Et il faut le reconnaître, il faut l’exprimer, il faut entrer en soi-même et rebrousser mentalement le chemin parcouru pour retrouver les voix qui nous ont guidés, même légèrement, même brièvement. Elles ont laissé une trace en nous, comme un écho, et il faut inscrire sur ce son le nom de la voix originelle qui l’a émise.

Et si l’on croit que nous sommes malchanceux de ne pas avoir eu des repères dans sa vie, et que donc nous n’en aurons jamais, il faut se rendre compte que c’est une fausse conclusion que l’on tient. Il y a plein de repères dans les livres, dans tout ce qui est écrit, dans tout ce qui est dit, dans le savoir qui est partagé au travers de tous les canaux de communication humains, et gratuitement. Sénèque ne demande rien pour les leçons de vie qu’il a donnés autrefois à Lucilius. Il faut faire l’effort de chercher, et dans le hasard de ses recherches, on trouve parfois encore plus que le peu qu’on demandait.

Pour finir, je voudrais une dernière fois exprimer ma gratitude pour ces professeurs qui m’ont dirigé vers ce qui était bon pour moi. Et plus globalement, je voudrais dire : « Gloire aux professeurs et à tout ce qu’ils représentent pour l’humanité. »

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