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Injustice et honnêteté avec soi

Le monde nous paraît injuste, parce qu’en vérité il l’est. Le nier est naïf, il suffit de constater comment le sort ou la nature attribue des qualités de beauté ou d’intelligence à telle personne alors qu’elle pulvérise de handicap telle autre pour être certain de sa réalité, et même de son efficacité, et pour se rendre compte de l’ignorance et de l’indifférence qu’a la nature à nos questions d’injustice. Mais l’accepter est terrible, ses conséquences sont graves et lourdes ; se voir vivre dans un monde où l’injustice est une évidence est terrifiant, démoralisant, déroutant, déstabilisant, destructeur. Et c’est notre réaction face à cette acceptation qui la rend plus ou moins terrible. Il y a deux réactions possibles face à telle acception : « le monde est injuste alors je peux l’être aussi » et « le monde est injuste et je ne peux pas le rendre plus injuste. »

La première réaction, de nature nihiliste, est celle qui pousse à être injuste avec ceux pour qui la nature a été favorable, en mettant des obstacles devant eux, en rendant leur vie plus pénible parce qu’on estime qu’elle ne l’est pas assez, qu’elle devrait l’être plus. C’est aussi la réaction qui voudrait que l’on utilise des méthodes injustes pour rétablir une certaine idée de la justice. Une manière perverse de rééquilibrer les choses dans l’esprit de celui qui finit par accepter l’injustice du monde. C’est une terrible tentation, une alléchante tentation que de détruire pour rétablir l’équilibre. La nature a octroyé a certains un château, et aux autres un taudis, mais tout le monde est égal à tout le monde dans les ruines. Le nihilisme commande l’esprit. Quel sentiment de puissance que celui que l’on peut avoir en voyant qu’au travers de nos actions, celui qui devait réussir a échoué, celui qui avait gagné quoi que ce soit a perdu son gain, et qu’il est retombé parmi nous, premiers enfants de l’injustice. Le monde a été injuste avec nous, alors il devrait l’être avec quiconque au-dessus de nous.

L’autre réaction est celle qui accepte l’injustice du monde, mais qui ne tente pas de rétablir la justice au travers de l’injustice comme d’essayer d’éteindre le feu avec du feu. Au lieu de cette réaction perverse, l’on se dit plutôt que le monde est déjà assez douloureusement injuste, et qu’on ne peut pas s’acharner à le rendre encore plus pénible pour les autres. Et si l’on voudrait apporter plus de justice dans le monde, ce n’est pas en rabaissant ceux qui ont été favorisés par la nature, mais en élevant ceux qui ne l’ont pas été. Cette seconde réaction est inverse à la première, elle ne veut pas détruire mais construire, elle n’est pas de la haine cachée derrière de la compassion, mais de la compassion qui refuse d’être instrumentalisée par la haine.

La première réaction est tellement plus simple, plus gratifiante même, on en tire une satisfaction très vicieuse mais tellement plaisante. La deuxième réaction est plus difficile, mais plus noble. Elle veut que l’on supporte cette tragédie qu’est l’injustice du monde sans accuser ni punir, mais en aidant et en offrant son propre sang, qui peut être son temps et son effort, à ceux qui en ont besoin, ce qui peut rendre le monde un peu plus tolérable pour eux, au lieu de vouloir faire couler des rivières de sang de ceux que l’on a désigné coupables, et rendre ainsi le monde pire qu’il ne l’est déjà pour tous, et d’autant plus tragique.

 

L’enfant riche et le pauvre enfant

Le monde est injuste, on le voit sans trop faire d’effort. Prenons l’exemple de d’un enfant qui est né dans un pays avancé, dans une famille riche : il est beau comme sa mère et séduisant comme son père, et il aurait pu au moins pu être un peu bête comme cela peut arriver dans les familles riches, mais il a été doué d’une intelligence qui lui permet de s’en sortir même si on le privait de ses autres avantages de naissance. Il va souffrir comme tous les hommes sur terre, mais il souffrira tellement moins que les autres, que ses souffrances paraîtront négligeables aux yeux de l’histoire.

Prenons un exemple inverse, celui d’un autre enfant qui est né dans un pays sous-développé, dans une tribu pauvre et ostracisée par les autres tribus du pays, enfant qui malheureusement a hérité du corps chétif de ses parents, et qui n’a même pas eu l’avantage de l’intelligence qui lui permettrait de trouver une issue de secours pour se sortir de sa misère initiale. Il pourra peut-être beaucoup se battre, mais il n’atteindra pas la fraction de ce qu’un enfant pauvre d’un pays plus avancé aura eu sans avoir à fournir un quelconque effort. Pour finir, il aura peut-être le malheur de mourir durant son adolescence d’une maladie qui n’existe même plus dans des pays développés.

Le premier et le second enfants existent dans ce monde, en ce moment même. Comment donc vivre dans un monde qui permet de tels écarts ? Le premier enfant a été privilégié par le sort et la nature, le second ne l’a pas été. Et en comparant les deux, la fausse compassion de certains pour le second enfant pourrait en vouloir au premier d’avoir eu ce qu’il n’a finalement pas demandé, mais qu’il a eu quand même, et dont il n’a en aucun cas à se sentir honteux d’avoir.

Ce sont des exemples extrêmes, mais l’injustice existe à de plus petites échelles, et nos réactions devant elles ne sont pas toujours ce qu’elles prétendent être. On peut se retrouver devant quelqu’un de notre âge, qui a eu le même parcours, qui a peut-être été dans les mêmes universités et formations, mais qui a finalement eu un meilleur travail, mieux payé, peut-être qu’il a eu le travail que l’on convoitait, et on se laisse croire que c’est parce qu’il a eu plus de chance, alors que la vérité est qu’il a mieux travaillé que nous, mieux convaincu, qu’il a su montrer des qualités que nous n’avions pas. Or rien n’y fait, on y voit de l’injustice car discrètement on se dit : « le monde est injuste parce qu’il ne m’a pas autant favorisé que lui. » Et si cela restait dans le domaine de l’envie, ce serait acceptable, mais parfois la réaction peut devenir : « le monde est injuste, et il n’a pas le droit d’avoir ce que je n’ai pas eu, et que je n’aurai peut-être jamais. » L’envie se transforme en ressentiment, la haine commence à naître, et le désir de destruction se forme dans le cœur de celui qui se laisse emporter par la haine. Même s’il n’y a pas de faute, on en trouve. Même s’il n’y a pas de crime, on accuse. Et l’on devient celui qui veut perpétrer l’injustice.

 

L’honnêteté sur notre ressentiment

Le ressentiment qui naît de l’injustice est une des réactions négatives les plus dangereuses que l’on puisse avoir, car souvent on la justifie par un désir positif qui tend vers la justice, et on se donne le droit d’être injuste. On ne s’avoue pas que c’est notre faiblesse, notre ressentiment, notre haine qui nous pousse à désirer absurdement l’égalité de tous en tout. C’est notre position en dessous de la moyenne qui nous pousse à désirer ce genre d’égalité, car une plus grande égalité veut dire une meilleure position pour nous, c’est une ascension du point de vue de celui qui est en bas. Il est rare de voir les privilégiés remettre en cause leurs privilèges et vouloir plus d’égalité, car pour eux l’égalité est une déchéance. Il y en a qui, par réelle compassion pour la réelle misère du monde, demandent plus d’égalité malgré leurs privilèges, mais ils sont rares. Ceux qui ne sont pas privilégiés et qui crient le plus fort contre les inégalités doivent se rendre compte qu’ils ne sont peut-être pas poussés par leur répulsion de l’injustice, mais par leur haine des privilégiés. Car un homme restera un homme, et il sera toujours plus facilement mené par ses passions tristes comme la haine et la colère que par l’amour et la compassion.

C’est pour cela qu’il faut faire attention à nos réactions, s’analyser soi-même et voir ce qui nous anime, ce qui nous mène à agir, et se rendre compte qu’il est plus probable que l’on soit mené par bien moins glorieux que ce que l’on croit. Il faut s’analyser et être honnête avec soi, extrêmement honnête, brutalement honnête, et ne pas se croire tout de suite noble et grand de vouloir le bien à ses prochains les plus démunis, mais se suspecter aussi de vouloir du mal à ses prochains les plus privilégiés. L’être humain est capable du pire, et les hommes jouent depuis des millénaires à une compétition pour voir qui peut découvrir de nouveaux sommets du pire, qui sont des profondeurs obscures et cruelles. Il ne faut pas se croire au-delà de son humanité, il ne faut pas penser que l’on est un être mené par la bonté avant de s’être confronté à l’horreur que l’on peut porter en soi et de l’avoir écartée. L’honnêteté avec soi-même est la clé qui permet ce genre de confrontation. Il faut se croire capable du pire de par son appartenance à l’humanité. Tous les moralistes qui critiquent les bassesses de l’humanité ont eux-mêmes commis ces bassesses qu’ils critiquent. Ils ne sont pas moins humains que ceux qu’ils pointent du doigt.

Le philosophe qui désire la sagesse n’est pas celui qui n’a pas de failles, qui n’a rien à se reprocher, au contraire. S’il désire d’être sage c’est qu’il reconnaît tout ce qui lui manque de bon en lui-même, et qu’il souhaite acquérir. Celui qui désire la sagesse commence par se rendre compte de ses failles non pas pour ne pas y tomber, mais déjà pour s’en sortir. Et cela demande du travail sur soi pour arriver à ne pas y tomber, un travail long, constant, difficile, inconfortable. L’honnêteté avec soi est un outil indispensable pour le philosophe qui souhaite approcher de la sagesse et améliorer son être, car c’est à partir de la connaissance de soi que le travail sur soi commence.

 

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