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La nature de l’espoir, André Comte-Sponville et le bonheur, désespérément

Nous voulons tous être heureux, c’est une affirmation tellement commune qu’il est presque inutile de la répéter, et presque irritant de l’entendre, car tout le monde le sait. Nous ne savons pas forcément comment faire, mais c’est vrai que c’est ce que nous voulons tous. Nous ne connaissons pas beaucoup de gens déprimés et qui se plaignent en disant : « je veux tellement être malheureux mais je n’y arrive pas… » C’est contradictoire, c’est absurde. Soit la personne qui dirait cela est heureuse et ne peut donc pas être déprimée, soit elle est malheureuse et qu’elle a déjà ce qu’elle veut. Donc nous cherchons surtout à être heureux, car c’est ce qui est plus difficile à atteindre, alors que pour être malheureux, pas la peine de chercher, il suffit d’attendre un peu, ça va venir tout seul. Mais la question est alors de savoir comment être heureux ? Où chercher ? Par quel moyen y arriver ? On voit parfois certains qui sont constamment heureux, parce qu’ils sont constamment ivres… On connaît peut-être des gens qui sont aussi très heureux, mais parce qu’ils ne veulent rien savoir des vérités qu’ils n’arriveront pas à tolérer. Mais ce n’est pas ces genres de bonheur que nous voulons, ce n’est pas un bonheur dans la fuite, mais un bonheur dans l’engagement et la réalité que l’on préfère.

Le philosophe est un homme comme les autres, lui aussi veut être heureux, mais il cherche une certaine forme de bonheur. C’est tout l’objet de son choix de vie dans la philosophie comme le rappelle André Comte-Sponville dans sa définition de celle-ci1 : « La philosophie est une pratique discursive qui a la vie pour objet, la raison pour moyen, et le bonheur pour but. » C’est-à-dire que le philosophe pense à sa vie, et essaye de raisonner pour savoir comment vivre mieux. Le bonheur qu’il cherche est ce qu’il appelle la sagesse. La sagesse est donc une forme de bonheur, mais elle n’est pas n’importe quel bonheur, elle n’est pas un bonheur qui viendrait d’illusions et de mensonges, elle n’est pas un bonheur qui nous ferait plaisir avant d’être juste et vrai, car le sage ne prend pas plaisir à faire du mal. La sagesse est un bonheur dans la vérité, le sage essaye d’être heureux dans la lucidité, et donc pour le philosophe : « mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie2 ».

Nous préférons donc être heureux comme un philosophe cherche à l’être. Mais qu’est-ce qui nous empêche d’être heureux alors ? C’est souvent un manque, un vide que l’on essaye de remplir. Et l’on court après ces objets que nous pensons vont enfin nous combler et nous satisfaire, on souffre tant qu’on ne les a pas, et quand on les a, voilà que l’on sent à nouveau ce manque. Le vide ne s’est pas vraiment rempli après cette possession. On espère toujours être heureux dans l’avenir, mais on y arrive pas. C’est peut-être justement parce qu’on l’espère qu’on n’y arrive pas, et c’est ce que veut nous faire comprendre André Comte-Sponville. En effet, si l’on espère être heureux, c’est qu’on ne l’est pas, parce qu’on ne chercherait pas ce qu’on a déjà. Mais tant qu’on continue à espérer d’être heureux, on ne le sera jamais, puisque tant qu’on est dans la poursuite, l’objet que l’on poursuit reste lointain et pas en notre possession. « Nous ne cessons d’être séparés du bonheur par l’espérance même qui le poursuit 3» nous dit André Comte-Sponville. Et c’est Pascal qui conclut le mieux en disant : « Ainsi, nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre.4 »

Eh oui, nous ne faisons qu’attendre le bonheur que nous espérons arrivera un jour. Mais quand on y pense, ce n’est pas vraiment le genre de vie que nous voulons. Nous voulons une vie qui ne soit pas dans l’attente du bonheur mais dans le bonheur, même partiel, même incomplet. Comment se débarrasser alors de cette distance qui nous sépare du bonheur ? C’est d’abord en comprenant la nature de l’espoir qui créé cette distance. Qu’est-ce qu’on fait lorsqu’on espère ? Qu’est-ce que veut dire espérer exactement ?

 

Les caractéristiques de l’espoir

L’espérance pour André Comte-Sponville est une certaine manière de désirer. Espérer est un désir qui a trois caractéristiques. La première est que l’espoir est un désir qui porte sur ce qu’on n’a pas, sur ce qui manque et que l’on croit va nous rendre heureux. C’est comme quelqu’un qui verrait un homme souriant au volant d’une belle voiture et se dirait : « j’aimerais avoir la même pour être aussi heureux et attirant. » Tant qu’il n’a pas la voiture il est malheureux parce qu’il voudrait prendre plaisir à conduire la même mais il ne peut pas. C’est aussi comme quelqu’un qui espérerait avoir un autre travail que celui qu’il a parce qu’il pense que cela le rendra beaucoup plus heureux. Tant qu’il est dans son travail actuel, il souffre, et il ne tirera aucun plaisir tant qu’il n’en a pas changé. André Comte-Sponville résume en disant qu’« espérer, c’est désirer sans jouir.5 »

Mais l’espérance n’est pas que désirer ce qu’on n’a pas et ce qu’on voudrait dans l’avenir, elle a encore deux autres caractéristiques. La deuxième est que l’espérance porte sur ce qu’on ne sait pas. Donc on peut aussi espérer ce qui est déjà arrivé. Par exemple, un étudiant qui attend les résultats d’un concours qu’il a passé il y a deux mois. Les admissions vont être affichées dans la journée, mais les résultats sont déjà déterminées, les corrections ont été faites il y a des semaines, la liste des admis a déjà été établie. Soit l’étudiant y est, soit il n’y est pas, mais l’étudiant ne sait pas, alors même si c’est déterminé dans le passé, il ne peut qu’espérer y être (ou ne pas y être, mais dans ce cas-là pourquoi est-ce qu’il regarderait les résultats ? Sauf si c’est des listes de service militaire). C’est aussi le cas d’un fan de basket-ball qui aurait raté un match important de la NBA car le décalage horaire fait qu’il passe à la télévision très tard dans la nuit. Il se réveille le matin et il regarde tout de suite son téléphone en se disant : « j’espère que mon équipe préférée a gagné, par au moins vingt points. » Le match est déjà fini, il n’y a plus rien qui n’est déjà joué, pourtant il espère qu’un certain passé soit arrivé, parce que le fan de basket ne sait pas ce qui est arrivé, donc il ne peut qu’espérer. André Comte-Sponville dit alors qu’« espérer, c’est désirer sans savoir.6 »

La dernière caractéristique de l’espoir est que même si on désire quelque chose dans l’avenir et qu’on ne l’a pas encore, on ne l’espère pas automatiquement. Prenons l’exemple de quelqu’un qui serait chez lui un dimanche matin. Il est bientôt midi et il commence à avoir faim. Il désire manger vers 13h, et tout ce qu’il a à faire, c’est de se lever, aller à sa cuisine, et mettre des choses comestibles dans sa bouche, et ça normalement il sait faire, il a déjà pratiqué. Il n’a pas besoin d’espérer manger, puisqu’il en est capable, et que rien n’indique qu’on l’en empêchera. C’est aussi comme une femme qui serait invitée chez un ami pour un dîner à 20h, et cet ami habite deux étages plus haut, et il y a un ascenseur dans l’immeuble. On comprendrait cet ami s’il se disait : « j’espère qu’elle sera à l’heure. » Lui n’y peut rien. Mais ce serait une autre affaire si c’est elle qui lui disait : « j’espère arriver chez toi à l’heure. » Il ne peut qu’espérer parce que cela ne dépend pas de lui, mais elle, en revanche, ne va quand même pas espérer arriver à l’heure alors qu’elle en est tout à fait capable, alors que cela ne dépend que d’elle, et uniquement d’elle. C’est que l’espoir porte enfin sur ce qui ne dépend pas de nous, ce dont on n’est pas capable, quand nous désirons et nous manquons de puissance pour agir afin de combler ce désir. André Comte-Sponville résume en disant qu’« espérer, c’est désirer sans pouvoir. »

 

Comment être heureux sans l’espoir ?

Voilà donc que nous avons caractérisé l’espoir qui nous sépare du bonheur. Espérer est donc désirer sans jouir, sans savoir, sans pouvoir. Ce qu’il faudrait faire donc pour être plus heureux, ce n’est pas d’arrêter de désirer, mais c’est d’essayer plutôt de désirer premièrement ce dont on jouit, c’est-à-dire de prendre plaisir à ce que nous possédons déjà, au lieu de penser à ce que nous n’avons pas. C’est deuxièmement de désirer ce que nous savons et gagner en connaissances au lieu de ruminer tout ce que nous ne savons pas, et c’est dernièrement de désirer ce que nous pouvons, c’est-à-dire d’agir sur ce qui est maîtrisable au lieu d’attendre que ce produise ce qui n’est pas en notre contrôle.

On nous dit souvent d’avoir de l’espoir quand on a peur. Mais l’espoir n’est pas le contraire de la peur. Si l’on espère que quelque chose soit, c’est qu’on a en même temps peur qu’elle ne soit pas. La peur n’est pas effacée par l’espoir, elle l’accompagne toujours. André Comte-Sponville précise que7 : « L’espérance et la crainte ne sont pas deux contraires, mais plutôt les deux faces d’une même médaille : on n’a pas l’une sans l’autre. Le contraire d’espérer, ce n’est pas craindre ; le contraire d’espérer, c’est savoir, pouvoir et jouir. »

Pourquoi est-ce que le sage est heureux ? Ce n’est pas qu’il a arrêté de désirer, mais c’est qu’il ne désire plus que ce qu’il a déjà, que ce qu’il sait, que ce qu’il peut, il n’a alors rien à espérer. Et c’est ce que doit chercher le philosophe s’il désire être plus sage.

 

Comment agir sans espérer ?

Ce qu’André Comte-Sponville cherche à nous faire comprendre, c’est que pour être pleinement heureux, il faut arrêter d’espérer bien vivre dans l’avenir, et essayer d’effectivement bien vivre dans le présent. Nous n’allons pas être heureux en espérant ce que nous pourrions avoir demain, mais en aimant ce que nous avons aujourd’hui, ce qui est là, ce qui ne manque pas, en prenant plaisir à ce que nous possédons déjà, en prenant du plaisir avec les personnes qui sont autour de nous, en profitant de ce que nous négligeons trop souvent et que nous ne voyons pas parce que nous le prenons pour acquis : de sa santé, du plaisir de manger, de la nature qui nous offre chaque jour de quoi s’émerveiller.

Il est essentiel d’apprendre à profiter de ce que nous avons dans le présent, parce que si nous ne savons pas le faire, même si nous espérons quelque chose dans l’avenir et que nous l’obtenons, nous ne saurons pas en profiter puisque nous ne savons pas profiter du présent, nous ne savons qu’espérer l’avenir. C’est pour cela que nous sentons toujours que quelque chose nous manque, c’est parce que ce qui manque, ce n’est pas l’objet qui va nous donner de la joie, mais la joie de profiter de l’objet que nous avons. C’est cette joie qu’il faut apprendre, c’est cet amour du présent qu’il faut développer.

Si nous désirons bien vivre, ce n’est pas en espérant que l’avenir devienne ce que l’on souhaite et qu’il ne devienne pas ce que l’on craint, c’est au contraire en ayant la volonté d’agir sur ce qui dépend de nous de telle sorte à pousser vers l’avenir que l’on voudrait voir, et à éviter l’avenir que l’on ne voudrait pas. Ce n’est pas en ayant de l’espoir que l’on donne de l’espoir aux autres, c’est en agissant dans le monde de telle sorte à le transformer vers le meilleur. En ayant de la volonté et en agissant, nous donnons de l’espoir à ceux qui n’agissent pas, et peut-être que de cette manière nous pouvons les attirer et les inciter, eux qui n’ont que de l’espoir, à agir également pour qu’ils cessent de seulement espérer et qu’ils commencent à vouloir. Si nous ne faisons qu’espérer, nous ne faisons qu’attendre un sauveur, que quelqu’un qui a de la volonté vienne transformer les choses, ou que le chaos des événements devienne favorable pour nous, ce qui est rarement le cas. C’est pour cela que la volonté est essentielle, il n’y a que de cette manière que l’on provoque l’avenir que l’on désire, et que l’on évite l’avenir que l’on craint.

 

Le sage, le philosophe et l’espoir

Le sage est donc quelqu’un qui n’espère plus rien, mais nous savons que le sage n’existe pas, et que nous ne pouvons être au mieux que philosophes et essayer d’avancer vers plus de sagesse. Donc nous ne pourrons jamais totalement éviter l’espoir, puisque si espérer c’est désirer sans jouir, sans savoir et sans pouvoir, comme le dit André Comte-Sponville8 : « Vous ne pouvez vous amputer vivant de l’espérance. Parce que dès qu’il y a désir et ignorance, désir et impuissance, désir et manque, il y a inévitablement espérance. Dès que l’on désire ce qu’on ne sait pas, ce qui ne dépend pas de nous, ce qu’on n’a pas, l’espérance est là, toujours. Il ne s’agit pas de s’interdire d’espérer : il s’agit d’apprendre à penser, à vouloir et à aimer. « Le sage est sage, écrivait Alain, non par moins de folie, mais par plus de sagesse. » » Donc si espérer est une folie qu’on ne perdra jamais, il vaut mieux plutôt chercher à gagner en sagesse, et à ne pas se contenter de l’espoir en écoutant André Comte-Sponville qui nous dit9 : « Ne vous interdisez pas d’espérer : apprenez à penser, apprenez à vouloir un peu plus et à aimer un peu mieux. »

Ce texte est ce que j’ai retenu du livre d’André Comte-Sponville : « Le bonheur, désespérément. »

http://librio.net/Albums_Detail.cfm?id=32043

C’est un petit livre à un petit prix (2€) et qui contient un grand savoir sur la vie. Je conseille vivement de le lire, sinon vous pouvez aussi le trouver en audio si vous préférez.

 

André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément

André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément

André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, I

Pascal, Pensées

André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, II

André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, II

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André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, III

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