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La plus grande vérité du stoïcisme : Épictète et notre jugement

Il y a de ces vérités qu’on ne comprend bien que lorsqu’on l’a expérimentée personnellement, et qu’on a constaté la puissance de son effet sur nous. Elles paraissent pourtant évidentes, mais on les néglige jusqu’à ce qu’on en souffre suffisamment et qu’on cherche à comprendre vraiment de quoi il s’agit.

Quand on est atteint par un événement défavorable, par exemple on n’a pas eu accès à l’école que l’on voulait ou au travail auquel on avait postulé, ou lorsque généralement les choses ne se passent comme on les a prévues, on a souvent l’habitude de vite identifier ce qui est arrivé comme mal, difficile, catastrophique, à se tourmenter, à ruminer, à s’inquiéter, à se dénigrer, à inventer de futures conséquences encore plus graves que ce qui est arrivé, et on se plaint, et on s’attriste, et on se déteste. Or ce qui est arrivé, si l’on voit de l’extérieur, si c’est quelqu’un d’autre qui essaye d’analyser objectivement ce qui vient d’arriver, il ne verrait qu’une suite de causes et d’effets, de circonstances et d’événements qui ont eu pour résultat ce qui est arrivé. Vous vous êtes blessé au genou en faisant du sport, vous avez donc ressenti une douleur parce qu’un genou blessé va envoyer un signal de blessure au cerveau, et votre cerveau va manifester cette information sous forme de douleur à la conscience pour que vous arrêtiez d’agresser le genou blessé et pour le laisser guérir. Mais votre esprit peut interpréter ce qui s’est passé avec beaucoup plus d’étendue que cela. Vous risquez de croire que le genou est beaucoup plus gravement blessé que ce qu’il n’est, alors que vous n’êtes pas médecin. Vous risquez de penser à tout ce que vous ne pourrez plus faire à cause de ce genou qui vous fait mal, aux sorties que vous risquez de rater, à la compétition à laquelle vous ne pouvez plus participer, au travail important que vous devez finir et que vous ne pourrez plus honorer, à ce que les autres vont penser de vous quand ils vont vous voir boiter, et tout cela immédiatement après avoir senti la douleur, alors que l’événement vient à peine de se passer et que réellement vous ne savez rien ni de la gravité de la blessure, ni des réelles conséquences qu’elle va avoir. Peut-être que vous n’allez pas pouvoir courir pendant un an, peut-être aussi que le lendemain ou la semaine d’après, vous aurez déjà tout oublié. Sur l’instant, vous êtes déprimé, mais pas à cause de la blessure, plutôt à cause de ce que vous avez jugé cette blessure signifie. Votre corps a ressenti une douleur, et votre esprit a conclu un malheur.

C’est quand on comprend cette distinction entre les événements et le jugement sur les événements, alors qu’on a toujours associé notre jugement à l’événement lui-même, que l’on se rend compte de cette erreur qu’on a toujours commise, et de la vérité profonde, même fondamentale, de ce qu’ont compris il y a bien longtemps les philosophes stoïciens. Dans son manuel destiné aux aspirants philosophes, Épictète nous dit1 : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses. »

La réalité n’est ni bonne ni mauvaise en soi. L’univers ne nous veut ni bien ni mal, il est ce qu’il est, c’est tout. Il n’est ni bienfaisant ni malfaisant. Ce n’est ni un ange ni un démon. Et malgré toute la difficulté qu’on trouve à y vivre, comme toute forme de vie qui se bat pour se préserver, l’univers n’est ni un paradis ni un enfer. C’est nous qui formons des jugements sur ce qui se passe dans l’univers, et c’est lorsque notre esprit juge mal un événement qu’on se retrouve injustement malheureux. Il faut chercher plutôt à juger juste quand on le peut, et à ne pas juger quand on ne sait pas juger ou qu’on ne le peut pas.

Modifier notre jugement

Épictète nous dit2 : « Souviens-toi qu’on n’est pas outragé par celui qui injurie ou qui frappe, mais par le jugement qu’ils vous outragent. Quand quelqu’un te met en colère, sache que c’est ton jugement qui te met en colère. Efforce-toi donc avant tout de ne pas te laisser emporter par ton idée ; si une fois tu gagnes du temps, quelque délai, tu seras plus facilement maître de toi. »

Donc Épictète nous invite à modifier notre jugement sur ce qui arrive. Dans son exemple quelqu’un nous offense, ce qui peut nous mettre en colère. On sait très bien que lorsqu’on se met en colère, le corps devient extrêmement tendu, et on risque d’agir d’une manière que l’on risque de regretter plus tard, on s’expose à des conséquences beaucoup plus graves si on ne se contrôle pas à ce moment-là, on risque de blesser physiquement celui qui voulait nous blesser psychologiquement, et c’est lui qui finira par sortir gagnant si cela arrive, ce qui devient une double défaite pour nous. Ou alors dans le cas où c’est une personne à qui l’on tient, on risque sous le coup de la colère de dire des mots que l’on regrettera, parce qu’on sait qu’elle aussi n’a dit ce qu’elle a dit que sous le coup de la colère et d’une mauvaise maîtrise de soi. Donc Épictète nous demande de faire un effort pour ne pas se laisser emporter par un mauvais jugement et risquer d’entrer dans la colère. Mais comment faire pour appliquer ce que recommande Épictète ?

Eh bien c’est en analysant la situation et en se rappelant des situations similaires dans le passé. Quand quelqu’un veut vous offenser, vous avez une idée de ce qui se passe dans son esprit et dans le vôtre parce que certainement vous l’avez déjà vécu et vous voulez apprendre à ne plus le revivre de la même manière. Vous voyez ses yeux qui se crispent, son corps qui bascule vers l’avant en position offensive, vous voyez peut-être ses poings qui se serrent. Tout en lui vous indique qu’il cherche à s’opposer verbalement et violemment. Et en vous, vous sentez les dents qui grincent, les poings qui se serrent aussi, et la colère qui monte, et peut-être l’envie de riposter immédiatement. Sauf que riposter dans la colère risque justement d’avoir des conséquences graves, surtout si l’offense qu’il vous a faite est bien calculée, si elle est sournoise, si elle est suffisamment bien construite pour que vous vous sentiez outragé mais que les autres ne l’estiment pas vraiment comme une attaque. Vous risquez de répondre plus violemment sous la colère, avec une insulte beaucoup moins calculée et trop directe, ce qui risque de vous dénigrer et de vous désavantager. Donc vous reconnaissez la situation et vous savez les conséquences qui risquent d’arriver si vous vous laissez emporter par la colère. Donc ce qu’il faut faire, c’est porter à ce moment-là une grande attention à vous-mêmes, à ce qui se passe dans votre corps, dans votre esprit. Vous voyez les sentiments qui commencent à se développer en vous, la colère que vous sentez arriver, et à ce moment-là vous vous dites : « Je vois ce qui se passe. Je comprends la situation, ça m’est déjà arrivé. C’est mon jugement sur ce qui vient de se passer qui commence à être mauvais, et là c’est de la colère dangereuse pour moi qui est générée. Donc je dois remettre en question ce jugement instinctif et me comporter d’une manière plus juste, plus raisonnable et plus modérée. » Ce n’est pas une réaction qui est facile à avoir. Quand on est en situation, le sentiment de la colère peut très bien prendre le dessus et faire ce qu’il veut de vous. Mais on doit essayer de changer son jugement une première fois: on se rend compte de sa colère mais malheureusement on n’arrive pas à changer son comportement totalement, donc on se laisse avoir un peu par la colère. Puis une deuxième fois: le sentiment de colère est irrépressible, alors on agit n’importe comment et on le regrette. Une troisième fois: on essaye encore et la colère est beaucoup mieux maîtrisée que la première fois. Ainsi de suite on se rend compte de plus en plus vite de la situation et de notre mauvais jugement, et on devient bien meilleur dans la maîtrise de notre réaction. C’est ce qu’Épictète veut dire par3 : « si une fois tu gagnes du temps, quelque délai, tu seras plus facilement maître de toi. »

C’est au travers de la volonté de changer, et de l’attention à soi au moment où l’on a les comportements que l’on veut changer, qu’on arrive à changer. Petit à petit, avec beaucoup d’efforts, mais on y arrive.

Un mauvais jugement est dangereux

C’est important de comprendre cette distinction entre les événements et notre jugement sur les événements, car la réalité peut être déjà assez grave par elle-même, sans avoir besoin d’un mauvais jugement. On sait très bien que lorsqu’un événement arrive, on ne réagit pas juste à l’événement lui-même, on réagit à lui et à notre jugement sur cet événement. Ce qu’on en pense commence à faire partie aussi de la réalité. Donc si notre jugement est mauvais, ou grave, alors que l’événement ne l’est peut-être pas, on risque d’affronter un monstre beaucoup plus redoutable que si on n’avait que l’événement lui-même à affronter. La réalité peut être assez grave par elle-même, mais elle peut être gérable. Or si on l’amplifie par nos propres mauvais jugements, elle peut très bien passer au niveau de l’ingérable, devenir au-delà de nos capacités à la supporter. On peut par exemple avoir momentanément mal aux yeux parce qu’on a été ébloui par une lumière puissante, mais un esprit trop inventif peut vite juger qu’il est en train de perdre la vue, et alors qu’il aurait retrouvé la vision en attendant que l’ébouissement passe, voilà qu’il n’arrive plus à ouvrir les yeux parce qu’il se croit aveugle.

Il peut arriver aussi qu’on voit plusieurs problèmes se cumuler devant nous, que ce soit professionnels ou personnels, on peut juger qu’on n’arrivera jamais à s’en sortir et à tout régler, et on est troublé et affaibli par une telle conclusion, alors que cela aurait été tout à fait en notre pouvoir de s’en sortir si au lieu de nous juger incapables de résoudre nos problèmes, on s’appliquait à réellement les résoudre. On se juge incapable et on ne fait rien, donc les problèmes persistent, alors que si notre jugement était maîtrisé et notre réaction plus juste face aux défis de la vie, ils disparaîtraient ou au moins diminueraient l’un après l’autre.

Maîtriser son jugement

Pour finir, il faut se rendre compte que nos jugements sont vraiment personnels, nous sommes les seuls à les fabriquer en nous ou à les voir se construire par des mécanismes internes et à les approuver une fois qu’on en a pris conscience. Même si l’on peut trouver des circonstances atténuantes ou des causes que l’on peut identifier qui ont abouti à des réactions regrettables qu’on a eu, comme par exemple sous le coup de la colère ou de la jalousie ou de la faim ou de la fatigue, ou de multiples autres sentiments et circonstances physiologiques qui altèrent la justesse de notre comportement, on est en définitive responsables de nos actions, qu’elles soient volontaires ou involontaires. Nous pouvons très bien identifier des causes extérieures qui ont influencé notre comportement, mais c’est bien notre jugement sur ces causes extérieures qui a crée la réaction, et ses effets sont notre responsabilité, qu’ils soient excusables ou non. Ce n’est jamais l’événement lui-même qui cause notre réaction, c’est toujours notre jugement sur lui, et on peut très vite s’en rendre compte quand on voit que lorsqu’une même réalité atteint deux personnes, elles ont deux comportements différents face à elle. Par exemple, deux personnes se rendent comptent qu’elles sont perdues en forêt, et l’une panique alors que l’autre reste ferme et essaye de trouver un moyen de s’orienter.

Au final c’est bien notre jugement qui a causé notre réaction, et on ne peut pas accuser un autre que nous-mêmes parce qu’on ne peut agir que sur nous-mêmes, même si un autre a participé à influencer ce comportement. Mais si on maîtrise notre jugement comme le veulent les philosophes stoïciens, même si la maîtrise ne sera jamais totale, on pourrait avancer vers plus de sagesse et vivre une vie plus juste et moins malheureuse. Épictète conclut en disant4 : « Ainsi donc quand nous sommes contrariés, troublés ou peinés, n’en accusons jamais d’autres que nous-même, c’est-à-dire nos propres jugements. Il est d’un ignorant de s’en prendre à d’autres de ses malheurs ; il est d’un homme qui commence à s’instruire de s’en prendre à lui-même ; il est d’un homme complètement instruit de ne s’en prendre ni à un autre ni à lui-même. »


Vous pouvez trouver le manuel d’Épictète chez Arléa sous le nom de Ce qui dépend de nous: https://www.arlea.fr/Ce-qui-depend-de-nous

Le voici également en ligne (mais je préfère la version papier): https://fr.wikisource.org/wiki/Manuel_d’Épictète_(trad._Thurot)

Épictète, Manuel, V

Épictète, Manuel, XX

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