Lettre 81
« La prudence, ici, ne saurait avoir d’autre effet que de te rendre égoïste. En vue d’éviter le risque de l’ingratitude, tu n’obligeras personne : ainsi, pour que le bienfait ne se perde pas entre les mains d’un autre, tu le laisseras se perdre entre tes mains. Soyons frustrés du retour plutôt que de ne pas donner. Il faut bien semer, même après une mauvaise moisson ! »
« Je dis que toutes les vertus portent en elles-mêmes leur prix : ce n’est pas pour une prime à gagner qu’elles se pratiquent. Le salaire d’un bel acte accompli, c’est de l’avoir accompli. »
Lettre 82
« On répète d’un ton admiratif, s’il s’agit de certaines situations enviées : « ils ont la vie facile. » Autant dire : Ils sont d’un métal facile. Or l’âme, peu à peu, s’effémine et se détrempe à l’image de la vie d’oisiveté et de paresse où elle languit. Eh quoi ! pour l’homme de cœur n’est-il pas préférable de se raidir jusqu’à avoir la crampe ? Le voluptueux préfère, lui, le laisser-aller dans le repos ! »
« Que gagne-t-on à vivre dans la retraire ? comme si nos inquiétudes et leurs causes ne nous poursuivaient par-delà les mers ! Quel refuge où la crainte de la mort ne trouve entrée ? Quel asile de repos si bien fortifié, si haut campé où la douleur ne porte pas l’alarme ? En quelque lieu que tu sois caché, les maux de la vie humaine bruiront à l’entour : beaucoup viennent du dehors et font ronde autour de nous, cherchant le point favorable à une surprise, à un assaut : beaucoup, dans notre cœur, en plein solitude, élèvent leur bouillonnement. »
« Que la philosophie dresse tout autour de nous une forteresse inexpugnable que la Fortune peut battre de toutes ses machines de guerre sans parvenir à s’y ouvrir passage. Elle occupe une position insurmontable, l’âme qui a évacué les choses du dehors, pour se donner son indépendance en son donjon : tout projectile tombe au-dessous d’elle. »
« Qu’on sache où il faut aller, qu’on sache d’où l’on vient, ce qui est bon pour nous, ce qui est mauvais, ce qu’il faut rechercher ou éviter ; ce qu’est cette raison qui sait discerner ce qui est à rechercher et ce qui est à éviter ; qui calme la démence des désirs et dompte la sauvagerie des terreurs. »
« Quoique indifférente, la mort n’est pas pour cela une chose dont il soit aisé de faire fi. Il faut un long exercice pour que l’âme, enfin endurcie, en supporte la vue et l’approche. […] Quand se dressent ces obstacles dont une longue créance projette l’ombre sur nous, comment l’acceptation courageuse de la mort ne serait-elle pas un acte glorieux, un des plus grands dont l’âme humaine soit capable ? »
Lettre 83
« Explique donc pour le sage doit être tempérant ; montre la laideur de l’ivresse et ses dangers par des faits, non par des mots. Démontre, quoi de plus facile ? que, s’ils dépassent la mesure, les plaisirs, puisque ainsi on les nomme, sont des supplices. »
Lettre 84
« Ce que nous avons récolté de nos diverses lectures, classons-le : les choses soigneusement classés se conservent mieux. »
« Les aliments absorbés, tant qu’ils se conservent tels quels, tant qu’ils nagent à l’état solide dans l’estomacs, sont une charge pour l’organisme. Leur transformation accomplie, c’est alors qu’ils deviennent de la force et du sang. Procédons de même pour la nourriture de l’esprit. Ne souffrons pas que rien de ce qui entre en nous demeure intact, de peur qu’il ne soit jamais assimilé. Digérons la matière : autrement elle passera dans notre mémoire, non dans notre intelligence. »
« Conçois-tu rien de plus triste que d’être envieux alors qu’on est soi-même envié ? »
Lettre 85
« Nul animal, sauvage ou domestique et doux, n’écoute la raison : leur nature est d’être sourds à sa voix ; ainsi les passions, même les plus bénignes, ne suivent ni n’écoutent. »
« Tu demandes : qu’est-ce que le mal ? C’est de céder à ce que l’homme appelle des maux, et de leur abandonner sa liberté, pour laquelle il faut tout souffrir. »
« Ce dernier se propose, dans la conduite de sa vie, non de mener à bonne fin, coûte que coûte, ses diverses entreprises, mais d’agir droitement en tout. »
« Il [le sage] s’est entraîné, je le répète, à faire paraître la vertu aussi bien dans le succès que dans les revers, à n’envisager qu’elle, aussi bien dans le succès que dans les revers, à n’envisager qu’elle, non la matière sur laquelle elle s’exerce. De là vient que ni la pauvreté ni la souffrance ni rien de ce qui égare l’ignorant et le pousse aux abîmes n’arrête le sage. Tu crois qu’il plie sous les maux : il les met à profit. »
« Je sais des dresseurs de bêtes sauvages qui contraignent des animaux extrêmement cruels, dont la rencontre glacerait d’épouvante, à subir l’ascendant de l’homme ; non contents de leur avoir fait dépouiller leur caractère féroce, ils les assouplissent jusqu’à se les rendre familiers. Un dompteur enfonce le bras dans la gueule de ses lions ; le tigre se laisse embrasser de son gardien ; un nègre minuscule fait mettre à genoux et marcher sur la corde un éléphant. L’industrie du sage est d’apprivoiser les maux. Douleur, indigence, ignominie, prison, exil, monstres horribles en tous climats, quand ils l’abordent sont déjà soumis. »
Lettre 87
« Encore que, de nos jours, la conviction générale soit que le sacrilège, le vol ou l’adultère comptent au nombre des biens. Que de gens n’ont pas honte du vol, que de gens tirent gloire de l’adultère ! Les petits sacrilèges tombent sous la loi, les grands contribuent à la pompe des triomphes. »
« Les vrais biens donnent de l’assurance ; les richesses, de l’impudence. Les vrais bien inspirent la grandeur d’âme ; les riches, l’insolence. Et qu’est-ce que l’insolence ? Une contrefaçon de la grandeur. »
Lettre 88
« Les tempêtes, celles de l’âme, nous secouent, nous autres, chaque jour ; nos mauvaises passions nous engagent dans toutes les mésaventures d’Ulysse. Nous rencontrerons la beauté, prompte à solliciter nos yeux ; et tant d’ennemis ! Ici d’implacables monstres, friands du sang humain ; là, d’insidieuses douceurs qui charment nos oreilles ; là encore, des naufrages et toutes les variété du malheur. Enseigne-moi comment je dois aimer ma patrie, ma femme, mon père ; comment je dois, sur un débris de nef naufragée, courir encore à d’aussi nobles objets. »
« Que me sert de savoir diviser en fractions un bout de champ, si je sais point partager avec mon frère ? Que me sert de supputer avec précision le nombre de pieds d’un arpent et de saisir d’un coup d’œil jusqu’à une omission de la perche d’arpentage, si je me chagrine, pour peu qu’un voisin trop convoiteux grignote mon avoir ? Il m’enseigne à ne rien perdre de ce que j’ai. Moi, je voudrais apprendre à le perdre tout entier d’un cœur joyeux. »
« L’humanité interdit la morgue dans les rapports sociaux ; elle nous défend l’avarice. Ses paroles, ses actes, ses sentiments ne respirent qu’affabilité et bienveillance, aucun malheur, en son estime, ne lui étranger. Si elle chérit le bonheur qu’elle a en partage, c’est parce qu’il doit service à faire quelque heureux. »