Entre les quatre vertus du stoïcisme : Justice, Courage, Tempérance et Sagesse pratique, la troisième est la plus difficile à atteindre. Le contrôle de ses désirs n’est pas difficile dans le sens où on ne sait pas quoi faire, l’objectif est assez clair, mais dans le sens où parfois les désirs sont tellement forts que leur résister et ne pas les satisfaire peut provoquer une douleur immense.
Le désir de nourriture, d’amour, de sexe, de respect, de puissance (dans le sens capable d’agir dans sa vie) et de statut social par exemple peuvent nous brûler de l’intérieur, une brûlure plus ou moins douloureuse, qui peut nous irriter ou nous rendre fous.
On en connaît, ces histoires d’un tel ou une telle qui n’a pas su se maîtriser et qui a foutu sa vie en l’air ou celle de ses proches. On condamne ces gens comme si nous étions à l’abri de telles actions, alors que nous sommes tout aussi faibles quand il s’agit de nos propres désirs. On agit bêtement parfois, quand on a faim, quand une femme nous plaît, quand on nous manque de respect, ou quand on se sent incapable ou sans valeur. On est prêt à faire n’importe quoi pour rétablir notre équilibre et satisfaire nos désirs, jusqu’à arriver aux limites de la loi, et pour certains les franchir. Et même quand la loi le permet, on abandonne toute morale pour justifier nos désirs. Ils sont si puissants qu’ils nous font perdre nous-mêmes.
C’est pour cela que le contrôle de soi, la tempérance devant ses désirs, est si difficile à atteindre, et pourquoi elle est si importante à développer. Elle est hautement considérée dans plusieurs sagesses du monde car partout l’on sait les ravages de ne pas savoir se contrôler. Nous n’aimerions pas notre voisin s’il était incapable de se maîtriser, pourtant nous nous permettons d’être aussi hésitants devant nos désirs.
Nous savons intimement que la tempérance est quelque chose que nous aimerions atteindre, car lorsque nous échouons, nous sentons qu’il nous manque quelque chose, nous sentons parfois la honte d’être aussi faciles, aussi faibles, aussi vulnérables. C’est dangereux de ne pas savoir se maîtriser, pour son honneur comme pour sa vie. Et tout le temps passé à y penser, à ressasser, à s’énerver, à être tellement obsédé par notre objet de désir que nous ne faisons pas le plus urgent qui est devant nous. Non seulement nous ne possédons pas nos désirs mais ils nous enlèvent aussi ce que nous possédons.
Comme nous ne pouvons pas combler tous nos désirs instantanément et assurément, je ne vois pas d’autre possibilité que de travailler sur nous-même pour être plus tempérant. Car s’il était possible de combler tous nos désirs tout le temps, il n’y aurait pas de problème à régler, la tempérance ne serait pas un concept. Mais ce n’est pas possible, sauf si vous êtes roi ou reine, et encore vous devez avoir suffisamment de serviteurs. La tempérance est donc l’affaire de tout le monde. Jusqu’à quand se laisser entraîné par ses désirs comme un chien en laisse ?
Faire bon usage de ses désirs
Le problème, comme je l’ai dit au début, est que les désirs sont très difficiles à contrôler. Ils nous brûlent. On peut être tenté de simplement dire non à un désir lorsqu’il nous prend. Mais il ne suffit pas de réprimer son désir pour qu’il s’en aille. Ce n’est pas comme s’il demandait la permission d’être là. Nos désirs ne sont pas des invités qui s’installent dans notre corps, se sont les propriétaires qui demandent leur loyer.
Pour apprendre à être moins vulnérable face à ses désirs, il faut d’abord apprendre à reconnaître quand ils sont là et les effets qu’ils ont sur nous. Est-ce qu’ils provoquent de la tristesse, de la peur, de la frustration, de l’envie, de la colère ? Ce sont des signaux qui permettent de reconnaître un désir qui veut être satisfait. L’exercice stoïcien de l’attention à soi travaille sur notre conscience de nous-même, pour déceler ce qui arrive en nous afin d’y répondre de la manière la plus juste.
Ensuite, les stoïciens pourraient disséquer nos désirs entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. L’objet de notre désir est extérieur, il ne dépend pas de nous, ce qui dépend de nous est comment est-ce que nous réagissons à nos désirs. La manière avec laquelle nous nous représentons le désir qui nous a pris dépend de nous. Ce qu’essayent les stoïciens de faire est de nous reconcentrer sur ce qui est entre nos mains, au lieu de nous disperser. L’idée est de reconnaître nos désirs pour en faire le meilleur usage possible.
Nous avons affaire alors aux effets du désir qui sont en nous. Qu’est-ce qu’on en fait maintenant ? Peut-être faut-il abandonner son désir lorsqu’il n’est pas possible de le satisfaire, mais ce n’est pas possible comme on le sait bien, car les désirs ne s’évacuent pas aussi facilement. La frustration, la colère, la tristesse sont inévitables dans ce cas-là. Il serait plus efficace de réévaluer son désir pour savoir vers où il nous emmène. Pour contrer son effet sur nous, on peut se demander s’il est avantageux de le laisser agir sur nous comme il le fait ? Est-ce que le mal qu’il nous fait est nécessaire ? Il ne va pas nous aider à le satisfaire. Il est utile aussi d’essayer de le satisfaire avec d’autres stratégies qui dépendent de nous, de rediriger l’énergie du désir vers quelque chose qui va être plus productive et utile, plutôt que de rester bloqué sur le désir initial.
Épictète conseillait à un disciple qui était pris par une représentation qui l’entraînait : « substitue-lui une autre représentation, belle, noble, et chasse l’autre, celle qui est indécente. » Entretiens, Livre II, 18, 23-26.
Pour les stoïciens, rediriger son désir vers le meilleur revenait à essayer de faire preuve d’une des quatre vertus : Justice, Courage, Tempérance et Sagesse pratique. C’est là que cette dernière vertu peut nous être utile. La sagesse pratique consiste à savoir comment réagir selon les particularités des circonstances pour viser le plus juste et agir de la manière la plus adéquate. C’est une vertu très générale, dans le sens où elle est applicable partout et adaptable à l’infini. Comment pouvons-nous mieux gérer notre désir dans la situation où nous nous trouvons ? Quelle est la meilleure manière de nous en sortir avec le meilleur avantage et le moins de dégâts ? Cela ne s’apprend qu’avec l’expérience et la confrontation à des situations similaires. Chaque situation est l’occasion d’apprendre. Le stoïcien fait feu de tout bois. À chaque fois, nous apprenons mieux à ajuster notre viseur, comme un archer, ou comme dans n’importe quelle profession en vérité. Quelqu’un d’expérimenté va trouver qu’un petit jeune est très grossier dans sa manière de travailler. Il n’est pas aussi précis et ne voit pas aussi loin. C’est parce que l’expérimenté a vu plusieurs situations où il a appris à mieux évaluer les données devant lui et à mieux répondre. L’expérimenté fait preuve de sagesse pratique dans sa profession.
Ainsi, lorsqu’un désir survient et que nous ne voulons pas le laisser nous envahir et nous posséder, nous pouvons faire en sorte de faire un meilleur usage de ce qu’il provoque en nous en redirigeant son énergie et notre attention vers quelque chose de plus utile, qui nous avantage. Toute situation est l’occasion de travailler sur soi-même, surtout les plus difficiles, car c’est là où nous pouvons apprendre le plus.
Avec de l’entraînement et de l’habituation, les désirs deviennent clairement reconnaissables lorsqu’ils surviennent en nous, et le contrôle de soi est plus simple. Nous avons alors la sensation d’être le capitaine du bateau qui sait comment gérer tout changement de météo et toute agitation de la mer. Le capitaine n’en veut pas à la mer ou à la météo, il redirige son bateau pour s’adapter à la situation, et il sait toujours se diriger même si la mer l’a fait reculer et l’a empêché d’arriver à bon port.