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Les infortunés

« Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas détester, mais comprendre. 1»

Lorsque je lis cette phrase de Spinoza, ce n’est pas à mes adversaires idéologiques qu’elle me fait penser. Je ne suis pas transporté dans une arène politique où je dois débattre et défendre mon parti. Ces affaires ne m’intéressent pas. En revanche, j’imagine des hommes brisés, des hommes perdus, des hommes échoués dans les rues, des hommes qui n’ont pas réussi au jeu de la vie, au jeu de la société, et que parfois nous rejetons comme des déchets, et nous disons : « c’est leur faute s’ils sont dans cet état, bien fait pour eux. Ils n’avaient qu’à ne pas être des drogués, des alcooliques… »

C’est là que la phrase de Spinoza m’interpelle. Car que sait-on du passé de ces hommes que nous jugeons aussi vite ? On ne sait pas dans quelle famille ils sont naît, dans quel environnement ils ont grandi, qui ils ont côtoyé, qui les a influencé, ni tous les événements qui leur sont arrivés. On les voit dans leur état le plus déplorable, un état duquel peut-être qu’ils ne se remettront jamais, et c’est comme si nous pensions qu’ils ont toujours été comme ça, ou qu’ils étaient destinés à terminer ainsi car ils sont au fond d’eux-mêmes des déchets, qu’ils l’ont toujours été. Or cet homme qui dort dans un coin de la rue, assommé par de l’alcool à brûler, a lui aussi été un enfant qui n’avait aucune idée de ce qu’était que la vie. En grandissant il a peut-être pris de mauvaises décisions, mais on ne sait pas si dans les mêmes circonstances et avec le même environnement, la plupart des personnes auraient pris une décision différente ou s’ils auraient pris la même…

Il suffit parfois d’un moment dans la vie pour faire basculer l’existence d’un homme d’une vie décente et à peu près heureuse, à une vie horrible et insoutenable même à voir de loin. Tout semble se passer normalement dans le cours d’une existence, et voilà que des circonstances font que la chute vers un enfer est irrémédiable. L’inverse est aussi vrai. Combien de gens qui se pensaient condamnés à une vie de malheur ont vu leur existence basculer vers le meilleur grâce à un événement qui a mené à une réalisation sur eux-mêmes.

On ne sait jamais ce qui s’est passé dans la vie d’un homme. Les difficultés sont nombreuses et les solutions difficiles à trouver. Certains n’ont pas été chanceux sur leur chemin, leur vie aurait pu être bien meilleure si le sort avait été à peine plus clément, mais il ne l’a pas été. L’infortune les a fracassés. Ainsi avant de railler, avant de pleurer, avant de détester, avant de juger en général, il vaut mieux essayer de comprendre d’où pourrait venir leur misère.

 

Spinoza, Traité politique

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