Pris dans l’agitation du quotidien, dans le bruit des hommes, nous traversons le monde mécaniquement. Il ne nous parle plus, il devient silencieux au fur et à mesure que nous cherchons l’accumulation des choses. Et un jour nous observons la couleur étonnamment rouge d’une fleur devant laquelle nous passons tous les jours, et nous nous demandons alors où nous étions tout ce temps-là. Qu’est-ce qui nous a éloigné de cette beauté qui nous parle directement, sans mots, sans artifices ? À travers cette fleur nous percevons brièvement une vérité de ce monde que nous connaissons intimement, mais à laquelle nous n’arrivons pas à accéder, ni à comprendre parfois.
Tagore, en tant que poète, nous révèle ce qui nous échappe : « [La vérité de ce monde] n’est pas dans les masses de substance, ni dans le nombre des choses, mais dans leurs rapports, qui ne peuvent être comptés, ni mesurés, ni isolés. Elle n’est pas dans matière sous ses multiples formes, mais dans l’expression, qui est une. »
Ce n’est pas en tant qu’élément isolé de la terre que la fleur nous parle. C’est dans ce que sa beauté nous témoigne d’une relation privilégiée entre l’homme et la terre. C’est dans son pouvoir de nous mettre en contact avec notre nature et de nous rappeler notre Unité avec le monde, qui est la vérité que nous entrapercevons. Nous oublions la vérité de ce monde « parce que nous ne le voyons pas sous son aspect d’unité, parce que nous sommes poussés à la distraction par notre poursuite du fragmentaire. »
Ni la logique ni la raison ne nous en rapprocheront suffisamment, car leur manière de nous expliquer le monde se base sur la décomposition. Or si ce que nous cherchons est l’Unité, il nous faut d’autres moyens pour s’approcher de cette vérité. Face à la fleur qui nous saisit, nous ressentons une harmonie qu’on ne va pas s’entêter à expliquer. Comme des cordes qui vibrent par sympathie, la couleur rouge de la fleur a transmis à notre esprit la vision d’une réalité qui n’était pas présente avant de découvrir vers elle un chemin qui nous devient évident. Nous vibrons à l’unisson avec la fleur et nous découvrons les images qu’elle a instillées en nous et qui sont notre accès vers cette réalité rencontrée.
La vision de l’Unité du monde
Le poète est un être qui, qui au travers des images qu’il invente, arrive à révéler ces chemins vers la vérité du monde, vers l’Unité. Il ne s’amuse pas à inventer des images par ennui, il répond à l’appel du monde qui veut que quelqu’un chante les formes de sa réalité. Ces images viennent créer un lien entre l’homme et le monde, lien que sait révéler le poète. Sa vision est son pouvoir, et ce pouvoir n’est pas donné à tout le monde. C’est un être capable de déceler des chemins inconnus vers l’Unité. C’est un créateur capable d’établir des liens vers elle. Et ces liens sont une source de joie pour les hommes. Elles nous rapprochent de ce que nous sommes. Le sentiment d’Unité élimine toute question fragmentaire sur l’existence. Il n’y a plus de passé et d’avenir, il n’y a plus d’ici ou de là-bas, il n’y a même plus de joie et de souffrance, de vie ou de mort, il n’y a plus que ce qui est.
Le poète écoute ses sens plus sérieusement que l’homme commun qui ne fait que survoler la sensation. Quand le poète entre en contact avec un élément, il ressent la totalité de sa nature. N’importe qui peut constater le ruissellement de l’eau sur un lit de rivière. Le poète quant à lui va voir cette eau et penser à l’océan, aux nuages, même aux montagnes enneigées. Tout porte la marque de l’eau, sa nécessité et son immensité, mais au quotidien nous la reconnaissons surtout par son utilité qui n’est qu’une fraction de ce qu’elle nous apporte. Le poète va chercher plus loin, il préfère la totalité.
Les yeux du poète ont gardé cette joie créatrice de l’enfant qui voit partout des formes cachées, du fantastique, du merveilleux. On a du plaisir à écouter une boîte émettant successivement des sons d’une amplitude différente pour former ce que nous ressentirons comme de la musique. Tagore nous dit que si celui qui écoute cette musique est poète : « il parlera d’une fée emprisonnée dans cette boîte, occupée à filer des tissus de chansons, exprimant par des plaintes son désirs de fenêtres magiques s’ouvrant sur l’écume des mers périlleuses au pays évanoui des fées. Ce ne sera pas littéralement exact, mais essentiellement vrai. » Car le poète ne voit pas individuellement la boîte et la musique, il voit la totalité vivante.
L’esprit créateur du poète a la capacité d’approcher la vérité de l’Unité plus qu’un esprit calculateur. Il déploie des images comme des tapis suspendus, à partir de la terre en direction du ciel, sur lesquels il peut marcher pour s’approcher de l’idéal qu’il cherche. Lier la terre au ciel est un effort du poète pour rapprocher les choses et révéler les liens entre eux. Il renforce alors notre perception de l’Unité et nous approche de cette vérité. La réalité du monde ne nous est pas évidente. On peut nous l’expliquer physiquement avec grande rigueur sans jamais répondre aux mystères de notre perception. Or les images des poètes peuvent nous « fournir des réponses variées aux impressions diverses de cette réalité. » Elles nous apprennent à voir davantage que le simple principe de cause à effet, elles nous apprennent à ne pas les considérer comme deux événements différents mais comme une seule et même production de réalité dans le monde.
La beauté nous échappe
Le poète est donc capable de nous rapprocher de la beauté et de la vérité du monde. Mais celles-ci sont fragiles, elles nous échappent et se voilent plus qu’elles nous apparaissent. Ne risquons-nous pas alors de perdre confiance en elles ? Même les poètes doutent de la beauté, doutent de la vérité de l’Unité, et peut-être sont-ils ceux qui sont les plus atteints par son absence. Elle est leur obsession. Tout leur être poétique est réglé pour l’atteindre mieux que quiconque, et ils sont touchés intensément par elle. Alors quand ils ne ressentent plus la présence de cette beauté, de cette vérité une fois rencontrée, ils en souffrent atrocement, comme un mangeur d’opium en manque de son absolu.
Le poète Shelley dans un tel moment de doute écrit :
« Pourquoi défaille et s’évanouit ce qui une fois fut montré ?
Pourquoi l’effroi, le rêve, la mort et la naissance
Voilent à ce point la lumière diurne
De ce monde, – pourquoi l’homme a autant d’occasions
D’amour et de haine, d’abattements et d’espoir ? »
Or cette souffrance n’a jamais empêché le poète de continuer à chercher la beauté et la vérité, à être poussé vers elles. Telle est la religion du poète. On reconnaît ses divinités. « La poésie et les arts entretiennent la foi profonde de l’homme dans l’union de son être avec tout ce qui existe et dont la vérité finale est la vérité de la personnalité. C’est une religion facile à comprendre, et non un système métaphysique qu’il faut analyser et discuter. » Le poète ne cherche pas le conflit de la doctrine et des dogmes, car les dogmes divisent et éloignent de l’Unité. La foi du poète repose en ses images à travers lesquels il cherche la beauté et la vérité qu’il voudrait permanentes, mais qui lui échappent sans cesse. Il les a établies comme idéal, et comme tout idéal elles lui demeureront inatteignable. Mais heureusement pour lui : « la vérité n’est pas le gain qui nous attend ; elle se révèle en cours de son développement sans fin. » Le poète ne sera peut-être jamais Un avec le monde, mais au fur et à mesure le monde lui dévoilera tous les aspects de sa réalité.
Chercher la beauté du monde
Notre vision quotidienne est un obstacle à notre fusion avec le monde. Nous perdons contact avec les liens puissants qui nous rapprochent de lui lorsque les faits individuels, les histoires personnelles et les conflits matériels nous ramènent vers eux. Si même le poète n’arrive jamais à établir en permanence l’unité de son être avec le monde, nous qui n’avons pas sa puissance créatrice n’y arriverons pas non plus. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas le prendre pour modèle et essayer de se rapprocher de ce monde qui nous échappe et de la beauté qui nous touche si profondément mais que nous déconsidérons au quotidien. Le poète peut nous guider et nous montrer où se trouve ses divinités. Prenons sa vision. Essayons d’imiter la lueur de ses yeux. Soyons plus attentifs aux images que nous révèle la terre. Ayons plus confiance en la beauté du monde.
La fleur de couleur rouge, étonnamment rouge, n’a pas dit un mot. Mais sa présence, malgré son silence, a suffit pour tout expliquer.
Toutes les citations sont tirées de l’essai : « La religion du poète » du prix Nobel de littérature Rabindranath Tagore.
https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/la-religion-du-po%C3%A8te-9782228912037