Lettre 53
« Le sage est aussi à l’aise dans son existence que le dieu dans la suite des siècles. Et il est un point par où le sage dépasse le dieu: celui-ci doit à sa nature de ne point connaître la crainte; notre sage le doit à lui-même. »
Lettre 54
« Notre erreur est de croire que la mort ne vient qu’après la vie, alors qu’elle a précédé, comme elle suivra. »
« Loue, imite celui-là qui ne répugne à mourir, bien qu’il se plaise à vivre. L’homme que l’on chasse, quel courage a-t-il à sortir? Dans mon cas encore, malgré tout, il y a du courage. On me chasse, c’est vrai, mais j’ai bien l’air de sortir. Le sage, jamais on ne le chasse, pour la raison que celui qu’on chasse se voit exclu d’une place dont il se retire à son corps défendant. Le sage ne fait rien à son défendant. Il échappe à la nécessité, parce qu’il veut ce à quoi elle contraindra. »
Lettre 56
« Tremblant pour ce qu’il possède un craquement l’épouvante; le moindre bruit de voix devient un murmure menaçant qui le décontenance; l’agitation la plus légère le fait défaillir. Le paquetage dont il est chargé entretien ses larmes. Prends qui tu voudras de ces prétendus heureux, qui traînent ou portent tant de richesses, et tu les verras « qui tremblent pour leur compagnie et leur fardeau ». »
Lettre 57
« Car où est la différence, que ce soit une simple loge qui s’écroule sur quelqu’un, ou une montagne? Tu ne la trouveras pas. On en verra néanmoins qui appréhenderont davantage la chute de la montagne, bien que la mort soit également fatale dans les deux cas: tant ce n’est pas aux effets, mais aux causes efficientes que la peur regarde. »
Lettre 58
« Rares sont ceux qu’une longue vieillesse achemina vers la mort sans leur faire injure; beaucoup ont croupi dans les langueurs d’une existence qui ne fait d’elle-même nul usage. »
« Si je me sais condamné à pâtir sans relâche, j’opérerai ma sortie, non en raison de la souffrance même, mais parce que j’aurai en elle un obstacle à tout ce qui est raison de vivre. Faible et lâche, qui a pour raison de mourir la souffrance; insensé, qui vit pour souffrir. »
Lettre 59
« Pour la déraison, point de zone pacifiée. Au-dessus d’elle, au-dessous d’elle le risque est pareil. à droite et à gauche règne la panique; par-derrière, en avant, les périls surgissent . Elle tremble à la moindre alerte; toute préparation lui manque et ses auxiliaires mêmes lui font peur. Mais le sage? Muni contre toute attaque, bien en garde, si la pauvreté, le deuil, l’ignominie, la souffrance fondent sur lui, il ne reculera pas. Intrépide, il affrontera ces forces mauvaises et passera au travers. »
« Je le répète: tous tendent à ce but: la joie. Mais comment posséder la joie durable, la joie profonde? C’est ce qu’ils ignorent. L’un la demande aux festins, à la débauche; l’autre, à l’ambition, aux assiduités d’innombrables clients; celui-ci à une maîtresse; celui-ci, aux occupations ostentatoires et vaines de l’homme d’étude, au travail littéraire qui ne guérit de rien: amusements trompeurs et courts, dont tous sont les dupes, comme l’ivresse à qui nous payons par de longues rancœurs une heure d’allégresse et de folie, comme la faveur des applaudissements, des ovations populaires, laquelle, acquise au prix de notre quiétude, s’expiera au même prix. »
Lettre 60
« Ah ! comme les voeux de ceux qui nous aiment nous font du tort, d’autant plus de tort qu’ils ont eu meilleur succès ! Je ne m’étonne plus si toutes les incommodités s’attachent à nous dès la première enfance : nous avons grandu parmi les malédictions de nos parents. »
« Nous sommes obligés à si peu envers la nature, on s’arrange avec elle à si bon compte ! Ventre affamé ne coûte guère ; ce qui coûte, c’est ventre ambitieux. »
« Vivre, c’est profiter aux autres ; vivre, c’est profiter de soi. »
« Quant à ceux qui végètent tapis à l’écart, ils sont dans leur demeure comme dans un tombeau. Au pas de la porte, inscrivez le nom de ces gens sur du marbre. Ils ont anticipé leur mort. »
Lettre 61
« Le but tant de mes jours que de mes nuits, mon ouvrage, ma pensée, c’est de mettre fin aux erreurs anciennes. »
« Je t’écris aujourd’hui dans l’état d’esprit d’un homme que va peut-être assigner la mort au moment même où il écrit. Je suis prêt à partir, mais je continuerai à jouir de la vie, parce que je ne m’inquiète pas trop du temps que durera cette jouissance. »
« La malheur n’est pas de faire quelque chose sur ordre, mais de le faire contre son gré. Par conséquent disposons notre âme à vouloir tout ce que chaque circonstance exigera, mais surtout apprenons à considérer sans tristesse la fin de notre être. »
« La vie est approvisionnée à suffisance, mais nous, nous n’avons jamais assez de cet approvisionnement ; il nous semble et il nous semblera toujours que quelque chose nous manque. »