Lettre 89
« Lucilius, mon excellent ami, lis ces choses, je ne te le défends pas, à condition que tout ce que tu y cueilleras soit rapporté à la morale : discipline des mœurs ; réveille en toi ce qui languit, raffermis ce qui s’est relâché, dompte ce qui se rebelle, fais une guerre sans merci à tes passions et aux passions publiques. « Eh quoi ! dira le monde, toujours le même refrain ? » Réplique : C’était à moi de vous dire « Eh quoi ! toujours les mêmes errements ? » Vous voulez que les remèdes cessent plutôt que la maladie ? Eh bien je les dirai d’autant plus. »
Lettre 90
« La sagesse a son siège plus haut. Elle n’instruit pas les doigts ; elle est l’institutrice des âme. Tu veux savoir ce qu’elle a découvert, ce qu’elle a produit ? Ce ne sont pas d’élégantes postures de danse ni des assortiments de tuyaux pour trompettes ou hautbois, qui, recevant le souffle, lui font traduire, à la sortie ou dans le parcours, les inflexions de la voix ; ce ne sont pas les armes, la fortification, tout ce qui sert à la guerre : elle plaide pour la paix ; elle appelle le genre humain à la concorde. »
« Tu veux savoir ce qu’ont été les investigations du sage, qu’il n’a pas examinée, comme le reste des vivants, d’un œil lent à s’ouvrir aux manifestations divines ; ensuite le principe régulateur de la vie morale, qu’il a aligné sur l’ordre universel. Il a enseigné aux hommes non seulement à connaître les dieux mais à les suivre, et à recevoir tout ce qui arrive, comme l’effet d’un commandement. »
Lettre 91 – Premeditatio Malorum
« L’inattendu accable davantage, et leur étrangeté augmente le poids des infortunes : il n’est pas de mortel chez qui la surprise même n’ajoute au chagrin. Voilà pourquoi il n’y a rien qu’on ne soit tenu de prévoir. Plaçons-nous d’avance dans toutes les conjonctures imaginables et méditons, non sur les accidents habituels mais sur tous les accidents possibles. »
« Tenons donc ferme contre le hasard et, quoi qu’il advienne, sachons que le mal n’est pas si grand que le bruit qu’en fait l’opinion. »
« Il serait trop long d’énumérer toutes les voies par où la destruction pénètre. Ce que je sais, c’est que toute œuvre des mortels subit la loi de la mortalité : nous vivons dans le périssable. »
« Souvent un tort subi prépare la place à plus grande destinée. Bien des choses ne sont tombées que pour se dresser plus haut encore. »
Lettre 92
« Qu’est-ce que le bonheur ? Une sécurité et une tranquillité perpétuelles, obtenues à force de grandeur d’âme, à force de constance à s’en tenir à ce qui a été bien jugé. Comment y parvient-on ? En apercevant la vérité en sa totalité, en ne cessant de mettre en ses actions l’ordre, la mesure, la bienséance, une volonté sans reproche, généreuse, tendue vers la raison dont jamais elle ne s’écarte, aussi digne d’amour que d’admiration. »
Lettre 93
« Qu’importe, au reste, que l’on sorte plus ou moins vite d’où il faudra toujours sortir ? L’essentiel n’est pas de vivre longtemps, mais pleinement. Vivras-tu longtemps ? C’est l’affaire du destin. Pleinement ? C’est l’affaire de ton âme. La vie est longue, si elle est remplie. »
« De quoi servent à cet homme quatre-vingts ans passés à ne rien faire ? Cet être n’a pas vécu, il s’est attardé dans la vie. Il n’est pas mort tard : il a mis longtemps à mourir. »
Lettre 94
« Est-ce, je le répète, à l’homme qui a une connaissance vraie des biens et des maux que les préceptes sont nécessaire, ou à l’homme qui ne possède pas cette connaissance ? Celui-ci ne tirera de toi aucune aide : son oreille est acquise à l’opinion, qui contrecarre tes avertissements. L’autre, qui discerne avec précision ce qu’il convient d’éviter ou rechercher, sait ce qu’il a à faire sans que tu lui dises rien. »
« Entre la démence publique et la démence que soignent les médecins, il n’y a qu’une différence : cette dernière est causée par la maladie, celle-là par les fausses opinions. L’une provient d’un dérangement d’organes, l’autre est un dérangement de l’âme. »
« « Quand un homme a des principes droits et fondés sur l’honnête, les avertissements sont pour lui superflus. » Point du tout. Cet homme même, s’il est instruit de ses devoirs, n’en a pas une vie suffisamment distincte : ce ne sont pas seulement nos passions qui nous empêchent de bien faire, c’est aussi l’inhabileté à découvrir ce que chaque circonstance exige. À de certains moments, l’ordre règne dans notre âme, mais elle n’a pas de ressort, elle s’oriente mal au milieu de ses multiples devoirs : les bons avis lui montrent la voie. »
« Rien ne donne autant de force de l’âme que ces deux choses : la foi en la vérité, la confiance en soi-même. »
« L’homme imparfait encore, mais en progrès, a besoin, pour se conduire dans la vie, qu’on lui montre la route. Peut-être que, sans avertissements, la sagesse se fera elle-même sa voie, attendu qu’elle a déjà conduit l’âme à ne pouvoir se porter que vers le bien. Aux esprits peu sûrs d’eux-mêmes il faut, de toute nécessité, un guide : « Tu éviteras ceci ; tu feras cela. » »
« Qui s’égare ne se met pas seul en risque : on répand la déraison sur ses entours et on la reçoit d’eux par réciproque. »
« Répétons-le : quel que soit l’objet auquel s’attache notre folie, le stimulant, c’est l’admiration, la complicité d’autrui. On nous ôtera la possibilité des vains désirs, si l’on nous ôte le faire voir. L’ambition, le luxe, les caprices insensés ont besoin d’un théâtre ; pour les guérir, dérobe-les aux regards. »
Lettre 95
« Comme l’individu, la communauté est en démence. Nous réprimons les assassinats, les meurtres isolés ; mais les guerres ? mais l’égorgement des nations, glorieux forfait ? La cupidité, la cruauté ne connaissent plus de bornes. À vrai dire, tant qu’ils sont pratiqués dans l’ombre et par des individus, ces vices sont moins nuisibles, moins monstrueux ; mais c’est par sénatus-consultes, c’est par décrets du peuple que les atrocités se consomment, et l’on commande aux citoyens au nom de l’État ce qui est interdit dans le particulier. »
« Tant que les passions possèdent l’homme, on a beau lui dire : « Voici quels sont tes devoirs envers ton père, tes enfants, tes amis, tes hôtes » ; il s’y essaie ; mais l’avarice le retiendra. Il saura qu’il faut combattre pour sa patrie ; la peur l’en dissuadera. Il saura qu’il faut suer sang et eau pour le service de ses amis : ses plaisirs mettront le holà. Il saura que la pire injustice envers une épouse est d’avoir une maîtresse, mais la concupiscence le refoulera du mauvais côté. »
« Sans but, la vie n’est que vagabondage. »
« Fidèles à son commandement, soyons toujours prêts à tendre une main secourable : que soit dans nos cœurs et sur nos lèvres, ce qu’écrit le poète : « Étant homme, j’estime que rien de ce qui touche à l’homme ne m’est étranger. » Montrons-nous solidaires les uns des autres, étant faits pour la communauté. La société humaine est pareille à une voûte dont la chute serait inévitable sans un mutuel appui des matériaux, moyennant quoi l’édifice tient. »