Rien ne me plaît (لا شيء يعجبني) :
« Un voyageur dans le bus dit : rien ne me plaît.
Ni la radio, ni les journaux du matin, ni les forteresses sur les collines. Je veux en pleurer.
Le conducteur lui répond : attends l’arrivée à la station, et pleure tout seul autant que tu peux.
Une dame dit : moi aussi rien ne me plaît. J’ai montré ma tombe à mon fils, alors elle lui a plu et il s’est endormi, et il ne m’a pas dit adieu.
Un universitaire dit : moi non plus rien ne me plaît. J’ai étudié l’archéologie sans trouver mon identité dans la pierre. Suis-je vraiment moi-même ?
Et un soldat dit : moi aussi rien ne me plaît. Je cerne un fantôme qui me cerne.
Le conducteur énervé dit : nous voilà proches de la dernière station, alors préparez vous à descendre.
Alors ils crient : nous voulons ce qu’il y a après la station, vas-y.
Quant à moi, je dis : je ne suis pas comme eux, rien ne me plaît, mais je suis fatigué du voyage, alors laisse-moi descendre ici. »
Ce poème de l’immense poète arabe Mahmoud Darwish peut paraître triste, mais quand je l’ai lu et entendu de la bouche du poète, j’ai au contraire été rempli d’une grande joie. Voilà pourquoi :
Ce poème raconte l’histoire de gens dans un bus. Rien ne plaît à ces gens, tout ce qu’ils savent faire c’est se plaindre de tout ce qu’ils ne trouvent pas à leur goût. Une bande d’insatisfaits qui n’ont pour ce monde que des yeux gris.
Le bus avance et un premier voyageur veut pleurer d’ennui. Puis une femme, déjà morte à l’intérieur, se plaint de son fils heureux. Puis un universitaire sans passion pour son travail râle sur la pierre inanimée. Puis un soldat rêve de combattre même un fantôme qui le combat. Et quand enfin le conducteur annonce l’arrivée, aucun d’eux ne veut descendre. Ils veulent encore aller à la prochaine destination. Sauf le poète qui, lui aussi, comme tout le monde, peut se sentir déçu, mais il n’en peut plus de la route et préfère descendre.
Tous ces gens insatisfaits sont parmi nous, et nous sommes ces gens, très souvent. Rien ne nous plaît. Tout ce qui est autour de nous paraît sans intérêt. Le monde nous ennuie chaque instant, et tout ce que nous faisons, c’est nous plaindre du présent, et vouloir autre chose dans l’avenir, une nouvelle destination. Nous sommes des insatisfaits, la vie n’est jamais assez bien pour nous, notre bonheur se trouve toujours ailleurs, plus tard, dans l’avenir. Nous prenons la route vers cet avenir en se plaignant de tout ce que l’on voit, et quand le présent nous appelle pour nous arrêter enfin à lui et l’apprécier, nous n’en voulons pas et préférons avancer plus loin.
Mais le poète n’est pas tout à fait pareil. Lui aussi est comme tout le monde, c’est un être humain, un être insatisfait qui a souvent pris le bus vers une nouvelle station car rien ne lui plaisait. Sauf que cette fois-ci, quand il est arrivé, il s’est rendu compte de toutes les fois où il s’est embarqué dans ce chemin, et surtout que ça ne l’a mené à rien. En cherchant l’avenir, il a toujours été insatisfait dans le présent. Il ne veut plus de ce voyage interminable, toujours vers une nouvelle station. Alors cette fois, il ne continuera pas la route, il s’arrêtera enfin.
Nous aussi nous devons être poètes, et comprendre tout le malheur que génère cette poursuite incessante du bonheur dans l’avenir. Tant que nous continuerons à nous plaindre de tout, tant que nous ne saurons pas apprécier le présent, aucun avenir ne sera satisfaisant. Car quand l’avenir sera là, nous ne saurons pas y être heureux. Le voyageur a été difficile et long, mais sûrement faudrait-il s’arrêter pour une fois. Sûrement qu’il est enfin temps.